Elle se prénommait Marie-Louise, mais tout le monde l’appelait Mimi. Mimi Mondolini :un nom qu’on aurait pu traduire en notes, jouer syllabe par syllabe sur une mandoline enrubannée. Ses grands-parents avaient franchi les Alpes à la fin du siècle dernier, un maigre baluchon jeté sur l’épaule. Ils avaient fait partie de ces immigrants piémontais qui venaient, c’était bien connu, manger le pain des français. Du pain, ils avaient fini par se créer une petite aisance ; ils avaient acquis quelques rangées de vigne, un jardin potager, qu’ils avaient transmis à leurs enfants.
   Mimi, leur unique petite fille, ne leur ressemblait pas : les durs travaux lui répugnaient ; elle mettait du rouge et polissait ses ongles.
   Je la revois en robe jaune ; sans doute savait-elle que le jaune est le fard des brunes : elle en portait souvent. Elle était longue, mince, la peau dorée, les traits réguliers. Ses beaux sourcils bien arqués, un peu trop fournis, accentuaient la profondeur de son regard sombre. Elle avait le nez légèrement busqué, le menton volontaire, des cheveux épais et noirs, coupés court, qui dégageaient son cou long et ambré. On disait que c’était la plus jolie fille du village ; et elle ne manquait pas de  galants ; les soirs de bal, sur la place, on les voyait se presser autour d’elle : « La prochaine, elle est pour moi, Mimi ? »
   Elle se passait de bras en bras, sûre d’elle, un peu distante, un vague sourire sur ses lèvres un peu rosies. Quand elle valsait, bien droite, le buste un peu rejeté en arrière, la jupe élargie en corolle autour de ses jambes fines, plus d’une la jalousait.
   Elle avait vingt ans.
   Elle avait appris la mode, un métier qui lui convenait bien : elle confectionnait des chapeaux pour les femmes des notables ; en ce temps-là, ni l’épouse du notaire, ni celle du docteur, ni celle du pharmacien ne se fussent aventurées tête nue dans les rues du bourg, et seules les personnes de peu allaient « en cheveux ». Mimi gagnait assez bien sa vie, quoique les bourgeoises fussent économes et qu’un chapeau durât plusieurs saisons ; les noces et les baptêmes lui valaient de grosses commandes. Elle devait aimer coudre les pailles fines, froisser les pannes, les moires, les velours et nouer les rubans ; du moins je l’imagine : cette besogne convenait à ses mains effilées, ce décor frivole seyait à sa gracieuse personne.
   Puis elle était entourée de magazines aux pages lisses sur lesquelles de belles dames prenaient des poses, et elle pouvait rêver, tout en tirant l’aiguille, à un monde d’élégance qu’elle eut aimé connaître.
   On disait qu’elle collectionnait les photos de stars de cinéma : Marlène Dietrich et Greta Garbo, Joan Crawford et Joan Harlow, Meg Lemonnier, Lilian Harvey, Annabella… Elle devait se dire, en se regardant dans la glace : pourquoi pas moi ?
   Au retour de ses rêveries, et quand elle  retrouvait ses compagnes villageoises, ses galants frustes, ses parents rustiques, elle tombait de haut. Aussi sa bouche avait-elle pris un pli dédaigneux qui ne l’enlaidissait pas encore, mais qui deviendrait, si elle n’y prenait pas garde, sa première ride.
   L’été sur la côte d’Azur, en ces années 30, les municipalités rivalisaient d’ingéniosité pour créer ce que l’on appellerait aujourd’hui des « animations ». Il ne se passait pas de jour que ne fût annoncé un grand concours de châteaux de sable, ou d’élégance automobile, l’élection d’une miss Plage ou d’une miss Casino… On en parlait dans les journaux à la page locale, on publiait les photos des élues.
   Malheureusement dans notre bourg, il n’était pas question de ces sortes de festivités, et Mimi ne pouvait espérer devenir la reine d’un jour à l’issue d’un bal, un samedi d’août, sur la place Neuve.
   Se fût-elle, d’ailleurs, contentée de cette petite renommée ? Elle qui vivait en compagnie des gloires d’un monde factice étalant sur des divans de peau d’ours des traînes de paillettes, révélant sous des mousselines arachnéennes des jambes infiniment longues et fuselées, des poitrines agressives et parfaites, qu’avait-elle de commun avec les célébrités villageoises à l’allure empruntée, juchées sur des estrades improvisées ? Elle rêvait plus haut. Hollywood et Paris demeuraient ses paradis, inaccessibles, hélas ! Était-il possible que lui advînt, un jour , un jour, l’aventure cent fois relue de l’humble marchande de tomates remarquée par un producteur de cinéma et , tout à coup, élevée au firmament cinématographique ?
   Les jours passaient ; ils se ressemblaient tous. Quand Mimi se regardait dans son miroir, elle devait soupirer : que de beauté perdue !
   On l’avait demandée plusieurs fois en mariage : des jeunes gens de familles honorables qu’eussent volontiers agréés ses parents. Elle souriait avec condescendance, elle disait toujours « non ». Au demeurant, elle était sage, trop froide et trop consciente de sa valeur pour s’abandonner. On racontait que le fils du docteur l’avait remarquée et lui avait même offert  une chaîne d’or ; il est vrai qu’elle en portait une au cou, mais le bijou lui venait, peut être de sa mère, ou bien peut être l’avait-elle acheté avec ses propres économies. Les médisances n’avaient pas de prise sur elle, on ne pouvait rien trouver à lui reprocher, si ce n’était qu’on la trouvait « fière » ; on disait qu’elle « s’en croyait ». On ne l’aimait pas, mais on la respectait.
   Est-ce qu’elle avaient conscience de la fuite des jours ? Est-ce qu’elle pensait à l’avenir ? S’imaginait-elle qu’elle resterait jeune et belle éternellement ? Il est probable qu’elle faisait confiance à son destin, sûre qu’une personne  de sa qualité n’était pas destinée à vieillir obscure dans un petit bourg. Elle attendait son heure, qui ne pouvait manquer de sonner.
   Quand elle vit, placardées sur les murs, les grandes affiches jaunes annonçant l’ouverture d’un concours de beauté dans la ville proche, en vue duquel toutes les jeunes filles de la région sollicitées, elle crut sans doute que le temps était venu.
   Alléchantes, les affiches précisaient que plusieurs metteurs en scène de cinéma faisaient partie du jury, que l’élue risquait de voir s’ouvrir devant elle une belle carrière ; en toute occurrence, celle qui aurait été choisie participerait de droit aux épreuves éliminatoires lors de l’élection de Miss France.
C’est alors que la fièvre s’empara de Mimi. Ce fut une fièvre raisonnable : les événements lui paraissaient se dérouler selon un plan préétabli ; elle n’avait jamais douté que dût se produire le fait qui la tirerait de sa médiocrité ; elle n’était pas étonnée, heureuse seulement que finît sa longue attente, que le sort enfin lui fît le signe qu’elle avait toujours espéré.
   Elle commença de se préparer.
   Elle acheta un costume de bain, ce fut ce qui donna l’éveil à l’opinion publique : Mimi, de même que les autres filles du bourg, n’allait jamais à la plage, distante de plusieurs kilomètres, difficilement accessible pour qui ne possédait pas d’automobile. On se posa des questions, on fit des suppositions ; une indiscrétion de Mme Mondoloni acheva de faire la lumière sur les intentions de Mimi. Et tout le village se mit à chuchoter que la jeune fille allait tenter sa chance, que Mimi deviendrait la reine de beauté de tout le littoral.
   Sur le passage de Mimi, on s’arrêtait. On la détaillait avec plus d’insistance, on ne pouvait s’empêcher de l’admirer. Les jalouses se voyaient rabrouées : Mimi n’allait-elle pas devenir une célébrité dont le prestige rejaillirait sur tous ? On s’intéressa plus que jamais à ses faits et gestes. On sut qu’elle baignait d’huile d’olive ses cheveux, qu’elle massait ses mains chaque soir avec du saindoux ; on sut qu’elle épilait ses jambes à l’aide de bandes d’étoffe enduites de miel.  
   On sut enfin qu’elle avait cessé de confectionner des chapeaux, refusant les commandes, et donnait tous ses soins à la réalisation d’une robe de soie couleur safran, très décolletée.
   On peut se demander comment toutes ces choses venaient à la connaissance des concitoyens de Mimi ; sans doute sa mère, bavarde, y était pour beaucoup ; mais aussi Mimi ne se cachait pas ; ne devenait-elle pas un personnage public ? Elle savait que les étoiles n’ont pas de secret, que les idoles se doivent de livrer à la foule les moindres parcelles de leur vie privée. Tranquillement elle vaquait donc à ses affaires, au vu et au su de chacun.
   Sans doute ne l’aimait-on pas davantage, mais on la prenait en considération, elle devenait celle par qui la renommée arriverait au village.
 Car nul ne doutait qu’elle dût être élue. Elle en paraissait elle-même si sûre que l’idée d’un possible échec n’effleurait personne.
   Ainsi passèrent quelques semaines. Mimi était prête, elle attendait
   Ses anciens galants n’osaient plus l’aborder. Ses anciennes compagnes l’observaient avec envie. Il n’y avait que quelques vieilles moroses pour hocher la tête et le curé du village pour appeler sans succès l’anathème sur sa très jolie personne.  
   Vint le jour.
   Mimi prit le car pour se rendre dans la ville dans laquelle devaient se dérouler les épreuves éliminatoires du concours. Sans se donner le mot, nombre de gens étaient venus l’accompagner. Elle marchait comme dans un rêve, suivie d’une invisible traîne ; le car devenait somptueuse limousine, ses compagnons de voyage étaient sa suite, le chauffeur son domestique. Elle prit place sur la banquette de moleskine, elle fit de la main un signe léger vers son public ému. Le car démarra, elle s’accouda, elle regarda, pensive, défiler le paysage qu’elle allait quitter pour toujours.
   Elle revint à la nuit tombée. Sa robe était fripée, ses cheveux pendaient en désordre. On n’avait pas voulu d’elle. D’autres beautés, plus éclatantes ou plus parfaites, l’avaient évincée ; ses mensurations ne correspondaient pas aux canons de la mode, on l’avait accusée d’avoir les jambes trop courtes, la poitrine trop menue… Elle ne participerait pas même pas à la finale du grand concours. Elle gardait le souvenir d’avoir été toisée, soupesée, tâtée comme une volaille à l’étal, elle gardait le souvenir de mains sur sa peau, de regards de maquignon sur son corps dévêtu, de réflexions égrillardes, de propositions malhonnêtes. Puis elle s’était vu rejeter du côté des vaincues, là où il y avait des pleurs et des grincements de dents. Elle ne serait pas la reine, elle ne serait pas star. Elle pleurait.
   La montée de la gare des cars au village fut un calvaire qu’elle gravit, épaules basses, tête courbée. Elle s’imaginait entendre des ricanements, des insultes peut-être. Elle s’enferma chez elle. D’une semaine on ne la revit plus.
   Et quand enfin elle sortit, elle était devenue presque laide. Est-ce que la conscience de sa beauté seule l’avait rendue belle ? Est-ce que tout son éclat n’avait tenu qu’à sa propre certitude de se trouver exceptionnelle ? Le teint terne, les yeux rougis, elle baissait la tête. Qu’était devenu son port de reine ? Sa taille, en somme, n’était pas si fine ; et comment n’avait-on jamais remarqué la voussure légère de ses épaules ? Ses jambes n’étaient-elles pas un peu arquées ? Quelle prétention avait été  la sienne de se croire la plus belle. Elle était, certes, assez bien de sa personne, mais de là à espérer remporter la couronne… il  y avait de quoi rire, vraiment ; des filles comme elle on en trouvait à la pelle, à la douzaine, elles couraient les rues…
   Elle voyait bien que son prestige était mort. Elle avait perdu même sa réputation de p^lus jolie fille du village.
   Elle n’était plus rien, qu’une petite modiste en chambre, fille d’immigrants bien méritants, qui avait eu tort de se monter le coup.
   Elle ne se révolta pas. Elle reprit son aiguille, ses pailles, ses rubans. Elle continua de rêver devant les photos des magazines de cinéma. Seulement, elle n’attendait plus rien.
   Elle vit seule, chichement ; on n’achète plus guère de chapeaux. Frileuse, elle serre ses bras autour de son buste amaigri. Depuis cinquante ans, elle attend que s’use la vie.

Leave a Reply

Subscribe to Posts | Subscribe to Comments

- Copyright © Azer hafsi | reine de beauté - Skyblue - Powered by Blogger - Designed by Johanes Djogan -